Présidentielles 2007: Et si le pire arrivait ?
Voici un article prémonitoire de JD Lafay, professeur à l’Université Paris I, paru dans le Figaro du 29 décembre 1994 et figurant dans le site internet de son confrère le professeur Bertrand Lemennicier:
http://lemennicier.bwm-mediasoft.com/
L’auteur pensait à l’élection présidentielle de 1995, mais ce qu’il voyait s’est passé en 2002. Et si l’éclatement du corps électoral se poursuit, si les problèmes de la France ne sont pas en voie de règlement d’ici là, n’importe quoi peut arriver lors de la présidentielle de 2007 comme le craint le professeur Lemennicier dont le graphique inclus ici est lourd de menaces.
Imaginez qu’au premier tour de cette présidentielle les deux candidats arrivés en tête soient Le Pen et Besancenot. Que faisons-nous ? SW
Faut-il supprimer l'élection du président de la République au suffrage universel ?
Parfaitement adapté à une concurrence bipartisane, le mode d'élection actuel pose problème lorsque le marché politique devient trop " atomistique "
Par Jean-Dominique Lafay
Paru dans Le FIGARO pages Cheminement du futur, 29/12/1994
Bien que très critiquée lors de son instauration, en 1962, la règle d'élection présidentielle à deux tours a finalement bien fonctionné. Les quatre présidents qu'elle a permis d'élire, dont un par deux fois, ont bénéficié d'une légitimité incontestée, y compris pendant les périodes délicates de cohabitation. Cependant, il serait imprudent de se réjouir trop vite de la qualité de nos institutions car ce succès est autant dû à la forte bipolarisation de la vie politique française jusque dans les années 80 qu'au mode de scrutin lui-même. Bien plus, on va voir que si le système des partis poursuit son processus d'éclatement et si aucun candidat n'est assuré dès le premier tour de participer au second, comme l'était par exemple Jacques Delors, alors le mode d'élection du président de la République risque de poser de sérieux problèmes à terme.
Réglementation particulière
Sur le marché " politique " comme sur les autres marchés, la réglementation des conditions d'accès influence fortement la forme de la concurrence. D'un côté, les barrières à l'entrée au premier tour de l'élection présidentielle sont assez faciles à franchir. De nombreux candidats parviennent à recueillir les signatures nécessaires pour se présenter et cela contribue beaucoup à animer le débat électoral (1). Mais, d'un autre côté, en ne retenant pour le second tour que les deux candidats arrivés en tête au premier, les électeurs sont incités à se concentrer sur les candidats " sérieux " lors de leur vote définitif. En fait, l'objectif du système est de segmenter le marché politique en deux, avec un groupe de candidats qui profitent de l'occasion pour promouvoir leurs idées, groupe dont la taille importe peu, et un groupe restreint de candidats qui ont des chances réelles de faire partie du duo de tête. Jusqu'à maintenant, le marché présidentiel s'est autorégulé de cette façon. La présence d'un candidat assuré de participer au second tour (grâce à l'appui d'une coalition large, de droite ou de gauche) a toujours contraint ses concurrents au regroupement (2), en sorte que le nombre des éligibles potentiels n'a jamais dépassé trois.
Le refus de Jacques Delors de participer à la compétition présidentielle crée une situation inédite puisque, pour la première fois, aucun candidat n'est réellement assuré de participer au second tour et le nombre de ceux qui peuvent raisonnablement espérer aller jusqu'au bout est relativement élevé : de fortement oligopolistique, le marché de l'élection présidentielle devient subitement très " atomistique ". Le problème est que ce type de concurrence large n'a pas les mêmes vertus en politique qu'en économie. L'élection est un jeu purement redistributif : le total des voix à partager est constant, tandis que l'échange marchand est un jeu à somme positive (où chaque participant gagne). Dans ces conditions, le duopole tend à donner des résultats très supérieurs à ceux d'une concurrence éclatée entre des partis multiples : il produit des gouvernements qui, tout en demeurant soumis à la menace de non-réélection, sont plus stables, dépendent moins du jeu des coalitions parlementaires, et qui, à l'expérience, respectent mieux les normes d'équilibre économique et financier (3).
La présence d'un marché proche du duopole est particulièrement cruciale dans le cas d'un scrutin présidentiel. En effet, si cette condition n'est pas réalisée, la règle très particulière qui consiste à éliminer tous les candidats sauf deux à l'issue du premier tour peut aboutir à des choix quasi aléatoires, c’est-à-dire sans rapport avec les préférences réelles des électeurs. L'exemple qui suit, peut-être moins hypothétique à terme qu'il n'y paraît, montre pourquoi.
Supposons que 16 % des suffrages exprimés aillent à des petits candidats du premier groupe (sans chances de participer au second tour) et qu'il y ait sept candidats de force à peu près égale, aux alentours de 12 % selon les sondages (1 à l'extrême gauche, 1 socialiste, 1 au centre-gauche, 1 au centre-droit, 2 à droite et 1 à l'extrême-droite). N'importe lequel d'entre eux a alors des chances d'arriver parmi les deux premiers : une campagne réussie, des événements extérieurs favorables peuvent donner les 1 à 2 % de voix supplémentaires nécessaires. A la limite, un duel extrême gauche-extrême droite au second tour n'est donc pas exclu ! Et, justement parce que tout est possible, les candidats ont peu de raisons de s'effacer. En termes de théorie des jeux, cela s'appelle un " chicken game " à n joueurs, dont le résultat peut être totalement opposé aux souhaits d'une très large majorité (4).
Naturellement, on peut toujours penser, et vraisemblablement avec raison, que certains candidats céderont finalement au nom d'un " intérêt supérieur ". Il n'en reste pas moins qu'un problème institutionnel sérieux vient d'être mis en évidence et que l'on en voit clairement la cause : la règle d'élimination de tous les candidats, sauf les deux premiers du premier tour. Fonctionnant parfaitement dans un système politique à deux partis ou à deux grandes coalitions de partis, cette règle peut conduire à l'absurde lorsque le système politique évolue, comme actuellement, vers un multipartisme éclaté en six ou sept partis de taille moyenne et de force équivalente. Après tout, le retour à un multipartisme style IVe République implique peut-être simultanément le retour au mode d'élection utilisé pour son président (5).
Vote par approbation
En fait, il existe au moins une solution technique au problème précédent; son seul véritable inconvénient est d'être trop novatrice pour pouvoir être sérieusement examinée avant bien longtemps (on ne bouscule pas comme cela les habitudes institutionnelles). Elle consiste à transformer le premier tour en un " vote par approbation ", où chaque électeur a la possibilité de voter pour deux candidats (différents) à la fois, celui qu'il préfère dans l'absolu et celui qui a sa faveur parmi les candidats susceptibles selon lui de l'emporter (6). Les candidats de large consensus bénéficient ainsi d'une forte prime et cela diminue nettement le risque de résultat aléatoire précédemment évoqué. Le système a aussi l’avantage de régler le problème des primaires à l'intérieur de chaque grande coalition...
Logique majoritaire
Une autre solution est de revenir à la logique majoritaire de la Ve République. La multiplication des scrutins de type proportionnel (avec les élections européennes, les élections régionales et, dans une certaine mesure, les élections municipales) a sensiblement accru le poids institutionnel des petits partis, au détriment de la cohérence générale du système électoral. Ou prend acte de cette évolution, au nom d'une représentation équitable de toutes les catégories d'opinion, et le mode d'élection du président devra certainement être repensé, ou l'on essaie de redonner au scrutin majoritaire sa prépondérance globale (7).
En tout état de cause, on aura du mal à s'installer durablement, et sans mauvaise surprise, dans la cohabitation des logiques institutionnelles ; comme pour l'économie mixte, le mélange de deux modèles purs, même s'il flatte le goût des Français pour l'éclectisme, peut cumuler des inconvénients plutôt que des avantages (8). Souhaitons que le prochain scrutin présidentiel, par un foisonnement incontrôlé de candidatures, n'en apporte pas involontairement la démonstration.
J. D. L.
La montée des extrêmes et l'insatisfaction croissante des citoyens devant la classe politique française, mesurées par le poids des votes des partis au centre (UMP,UDF et PS) par rapport aux partis situés aux extrêmes (extrême gauche et extrême droite) aux élections présidentielles depuis 1981, explique le rejet de la constitution de l'UE et marque le début d'une période d'instabilité politique en France qui augure mal des prochaines présidentielles, comme le suggère J.D.Lafay, si ce trend se prolonge et si rien de change dans le mode d'élection.
B.Lemennicier
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(1) Comme le montre l'histoire des scrutins présidentiels, qui, en France, est presque autant celle des premiers que des seconds tours.
(2) De Gaulle en 1965, Pompidou en 1969, Mitterrand en 1974, 1981 et 1988.
(3) Voir Alesina A., Cohen G. et Roubini N. (1992), " Macroeconomic Policy and Elections in OECD Democracies ", Economics and Politics, 5 : 1-30.
(4) L'exemple le plus célèbre de chicken game " (" jeu du premier qui se dégonfle " selon la traduction de Robert et Collins) est celui de James Dean dans la " Fureur de vivre " (deux voitures roulent vers un ravin et le premier qui freine a perdu...).
(5) Par, rappelons-le, un collège de grands électeurs.
(6) Sur le " vote par approbation " et ses intéressantes propriétés, voire S. Brams et P. Fishburn (1983), Approval Voting, Boston : Birhaüser.
(7) Solution qui est vraisemblablement préférable, pour des raisons (de clarté et de stabilité des choix notamment) qu'il n'est pas possible de développer ici.
(8) Sur ce point voir J.D. Lafay et J. Lecaillon, L'Économie mixte, Puf, Que sais-je ? n° 1045.